Tortet (Alexandre) - Napoléon à Montaigu
Napoléon à Montaigu
Antoine Tortat était avoué au tribunal de l'arrondissement de Montaigu quand il eut l'honneur de recevoir l'Empereur dans sa propre maison lors de son voyage en Vendée en août 1908. Il devint plus tard maire de Bourbon-Vendée (La Roche-sur-Yon). Il a laissé une autobiographie inachevée, d'où est extrait ce passage, reproduit dans la revue de "Société d'émulation de la Vendée", en 1887.
Relation du passage de l'Empereur à Montaigu
Nous sommes au 8 août 1808, jour où l'Empereur, partant de Napoléon (la Roche), devait passer à Montaigu pour se rendre à Nantes.
Depuis 8 jours, tout était en émoi. Un M. Walch, contrôleur des contributions indirectes, et son frère s'occupèrent des préparatifs avec un zèle soutenu, un goût exquis. Sur le pont un arc de triomphe portait cette inscription: "À Napoléon réparateur." le long de la maison du curé, qui domine, une colonne bien peinte retraçait les principales victoires de l'Empereur.
Le maire, le conseil municipal, dont je faisais partie, les autres autorités, la garde nationale étaient là depuis midi à attendre, lorsque, sur les quatre heures, arrive un énorme fourgon contenant les ustensiles du voyage, les cuisiniers, marmitons, etc... Et un peu plus tard les officiers de bouche et un colonel, maréchal de logis de la maison impériale. Celui-ci déclare que l'Empereur s'arrêtera et dinera à Montaigu.
Où peut-il loger?
Le maire, M. Auvynet, offrit sa maison. Elle était inabordable pour les voitures et fut refusée. La cure, soigneusement visitée, était insuffisante. On était fort embarrassé, lorsque quelqu'un dit: "La maison de Tortat, située sur la route, pourrait convenir. - Je ne demande pas mieux que de l'offrir, si on la trouve suffisante. - Voyons-la, " reprit le colonel.
Rendu à la maison, il la trouva bien. Les cuisiniers s'emparèrent de la cuisine, d'un petit salon à côté où nous mangions; le salon de compagnie fut destiné à l'Empereur, mais il fallait une autre pièce pour la suite. "À cela ne tienne, dise."
Je fis sauter dans le jardin la table de mon étude; des draps furent cloués sur les étagères de ma bibliothèque", de mes papiers, et voilà une pièce de dix-huit pieds sur quinze, prête à recevoir la table de dix-huit couverts qu'un aubergiste y dressa.
Ma femme, qui fut promptement avertie, dans la maison où la société attendait l'arrivée de l'Empereur, des arrangements pris, se rendit à la maison où elle fit, sur l'invitation du maître d'hôtel, nommé Mr Leclerc, disposer nos lits, qui étaient convenables et qui se trouvèrent rapidement garnis de notre plus beau linge. Sur les huit heures (Le mémoire présenté par les maîtres de poste indique neuf heures vingtminutes du soir pour l'heure d'arrivée à Montaigu. Note de la revue), des cris enthousiastes, poussés par les autorités qui attendaient sur une petite terrasse qui séparait la maison de la route et par la foule immense qui obstruait au loin tous les environs, annoncèrent l'arrivée de l'Empereur. Sa Majesté avait été précédée, à diverses reprises, par de grands dignitaires. Une légère pluie tombait alors. Le maréchal Duroc, pourvu d'un parapluie, alla recevoir l'Impératrice et la conduisit au salon. L'Empereur et le prince Berthier suivirent. La suite se composait, outre le maréchal Duroc, de M. De Pradt, archevêque de Malines, du ministre de la marine, Decrès, trois dames d'honneur,Mesdames de la Rochefoucault, Maret et Gazany, cette dernière lectrice de l'Impératrice, des chambellans et autres officiers, formant, dans mon étude, une table de dix-huit personnes. Le sous-préfet, le maire, ma femme et moi, nous étions dans le corridor qui séparait le salon de mon étude. Un chambellan et le mamelouk s'y établirent aussi. Ils étaient là bien loin des splendides antichambres des Tuileries... Il fallait bien s'y résigner. L'Empereur était au salon depuis quelques instants, lorsqu'on y appela le sous-préfet. Il nous dit en sortant: "l'Impératrice, après avoir bu un verre d'eau, vient de vomir! L'Empereur, paraissant inquiet, m'a dit: - Qu'est-ce que c'est, Monsieur? Voyez donc cette eau. - Sire, avait répondu le sous-préfet, n'ayez pas la moindre inquiétude;vous êtes chez de très honnêtes gens.- Mais goûtez donc." Le sous-préfet s'était alors saisi d'un verre plein et l'avait avalé. A-t-il dit vrai? C'était un aimable homme, M. Bernard de Fontenay, notre ami intime, qui peut avoir un peu exagéré. Mais M. Auvynet, maire, mandé à son tour, revint en rapportant que la maudite eau avait encore fait le sujet des questions de l'Empereur. Immédiatement le mamelouk, sortant de l'appartement, dit: "Le maître de la maison, qui est avocat?" Je n'étais pas loin, et je répondais:" Me voici, Monsieur. - Sa Majesté vous demande." Aussitôt introduit, je trouvai l'Empereur à table, tournant le dos à un feu assez vif, qui avait été allumé par ses ordres. L'Impératrice Joséphine était à table, en face de l'Empereur, et le prince Berthier était au bout, du côté du jardin. Un seul maître d'hôtel, M. Leclerc, servait leurs Majestés avec les mets et les assiettes d'argent qu'on lui apportait. Je me plaçai en face du prince Berthier, ayant conséquemment l'Empereur à ma droite et l'Impératrice à ma gauche. Je me hâtais, après avoir salué le plus respectueusement, de dire: "J'ai appris avec une grande douleur que Sa Majesté avait été indisposée du verre d'eau qu'elle s'était fait servir en arrivant.". La gracieuse princesse se hâta de répondre: "Ce n'est rien! Cela tient peut-être à la fatigue, à la poussière du voyage. - Ou bien, dis-je, à la désobéissance de mon domestique. Dans cette saison, il faut aller au loin chercher l'excellente eau d'une fontaine, et, dans la crainte de se trouver absent lors de l'arrivée du cortège, il aura puisé au plus près. Ah! ajoutai-je en remarquant une carafe limpide, voici de belle eau. |
- Oui, répondit M. Leclerc, mais elle vient de Napoléon."
Cet incident n'eut pas d'autre suite. On vit, à n'en pas douter, ma parfaite tranquillité, et toute inquiétude fut bannie.
L'Empereur me questionna sur une foule de choses:
"Quel est le prix relatif des biens patrimoniaux des biens nationaux? - Sire, les premiers se vendent au dernier vingt-cinq, les autres se divisent en deux classes. les biens de main-morte, provenant des moines, des chapîtres et bénéfices, sont au denier vingt: ceux d'émigrés, peu recherchés, se vendent souvent au-dessous du denier douze à quinze.
- Que faites-vous ici de l'ex-représentant Goupilleau?
- Personne ne le voit. - Il est fou; pas vrai?
- En ce moment, il s'occupe continuellement de ses jardins. - Le peuple est-il tranquille maintenant? - Sire, quand le peuple a qutté les armes, il est bon, loyal, hospitalier, et quoique la division des opinions soit toujours très tranchée, les crimes contre les personnes sont rares et n'ont jamais pour cause la politique. - Parle-t-on encore des Bourbons? - Sire, il y a longtemps que votre gloire et vos bienfaits les ont fait oublier. Votre Majesté a dû remarquer que toute la jeune noblesse du pays fait partie de sa garde d'honneur et qu'elle est commandée par M. Serin, ancien officier des dragons sous la royauté.
- Charette commandait-il dans cette partie de la Vendée? - Non, sire, elle était sous les ordres du général de Sapinaud, brave homme, que ses camarades surnomment encore le général Tranquille. -
Et Charette? Il était cruel? (puis regardant le prince Berthier, il ajouta) comme Alexandre!... Le fut-il?" Le prince répondit: " Non, il ne ne le fut pas."
Je pris la parole et je dis: " Sire, le général Charette, presque abandonné par la population, attribuait ce résultat à l'influence des prêtres. Soupçonnant un jour le curé de la Rabatelière d'une trahison, il le fit prendre et fusiller: cela causa sa perte. C'était du reste, à mes yeux, le plus illustre des généraux vendéens; il ne manque à sa renommée qu'un homme de talent pour en retracer les éléments."
L'Empereur fit trève à ces questions pour renvoyer un morceau de poisson qu'il ne trouva pas frais, malgré l'assurance du maître d'hôtel. Je saisis cette occasion pour supplier Sa Majesté de me permettre de l'entretenir d'une question de propriété qui était dans le Poitou d'un immense intérêt." Sire, vous qui avez déjà réparé tant d'unjustices, il en est une que vous pouvez faire cesser d'un mot. Il existe en Vendée de grands clos de vigne, concédés à titre de comptants, c'est-à-dire que le bailleur, resté propriétaire du terrain, avait droit à la cinquième ou à la sixième partie des fruits. On a pourtant attaqué ces concessions comme entachées de féodalité, parce qu'un denier de cens ou un chapon par journal était ajouté à la redevance. - Ce n'est pas la justice qui doit trancher cette question, c'est la politique. - Sire, vous avez pourtant établi ces prestations dans le comité nantais, où le contrat à comptant n'a été introduit qu'à l'imitation de la coutume du Poitou. Le preneur n'a jamais payé l'impôt avant la Révolution; il pouvait être expulsé pour mauvaise culture, sur un simple procès-verbal de constat; en un mot, il n'était pas propriétaire. - Tout cela, ce sont des distinction de gens de loi! Encore une fois, c'est la politique et non la justice qui l'emporte ici; il n'y a pas à revenir à cet égard. Mon Dieu! la propriété féodale, acquise de bonne foi avant la Révolution, était légitime, ne fut-ce que par la prescription;
on l'a supprimée cependant. Que faire à cela? se soumettre."
Puis l'Empereur se leva et me dit: "Avertissez le conseil municipal."
Peu d'instants après, je rentrai au salon avec le corps municipal. L'Empereur fut gracieux. On se borna à lui demander une cloche. Il la promit, puis nous fimes place au tribunal et aux juges de paix, etc.
Pendant que j'étais au salon, les dames d'honneur avait prié ma femme de les conduire dans un appartement supérieur. Sur la question qu'elle leur adressa pour savoir si on coucherait à Montaigu, Mme de la Rochefoucault répondit: "Le savons-nous? L'Empereur va peut-être, dans un instant, donner l'ordre du départ!"
En passant à Saint-Georges, l'Empereur avait accordé vingt mille francs pour la reconstruction du clocher. Il semblait s'étonner de la discrétion des Vendéens, qui ne lui demandaient rien ou presque rien. Aussi l'Impératrice, alors que je parlais en bons termes de la population, paraissait-elle heureuse, et elle ajoutait: "Je vous le disais bien, sire, que c'était un bon peuple."
Cette excellente princesse était décolletée, encore très bien et surtout gracieuse: je ne pouvais m'empêcher, pendant le repas, de la regarder avec amour. Aussi eus-je un grand chagrin lorsque l'Empereur eut la dureté de s'en séparer.