Louis Guéry - souvenirs d'enfance (région de Mouchamps
MOUCHAMPS (85) - CHANOINE LOUIS GUÉRY : SOUVENIRS DE PETITE ENFANCE AU VILLAGE DE LA BROSSE (1904-1912)
Du Blog Shenandoahdavis
Je suis né à La Brosse de Mouchamps le 28 mars 1904 ; j'étais le premier enfant de Louis Guéry et de Marie Gautron, qui s'étaient mariés en juin de l'année précédente.
La Brosse est un couple de deux grandes métairies, situées à quatre kilomètres de Mouchamps en direction des Herbiers et séparées par la ligne de chemin de fer de Fontenay-le-Comte à Cholet, que l'on était en train de construire. Elles étaient la propriété d'un Monsieur de Grandcourt, qui habitait la ville de Saint-Fulgent.
J'habitais, à six ans, à l'Ouest de la ligne, dans une famille nombreuse. Il y avait là mon grand-père, Louis, et ma grand-mère, Zélie, et deux autres foyers, celui de mon père et de ma mère, et celui de mon oncle Henri et de ma tante Augustine ; j'avais avec moi deux petits frères, Henri et Auguste, et un petit cousin, Henri, et une petite cousine, Louise, chez mon oncle Henri.
Mon grand-père n'avait pas encore marié tous ses enfants. Il gardait près de lui trois autres garçons aux alentours de 20 ans, Pierre, Alphonse et Gustave, et deux filles, Augustine, ma marraine, et Marguerite, la plus jeune de la famille. Deux autres filles s'étaient mariées, l'une à Monsireigne, l'autre avec un garçon de La Brosse voisine.
Il y avait aussi dans la maison une soeur de mon grand-père qui était restée célibataire. En tout dix-sept personnes, qu'il fallait loger dans trois grandes salles.
A l'origine, on entrait dans la demeure par un assez large couloir, avec escalier pour aller aux greniers. De là on entrait à droite dans "la maison", avec cheminée de cuisine et table de famille, à gauche dans "la chambre". Plus tard, il fallut construire, derrière la cheminée, une seconde chambre, qui communiquait avec "la maison" et avec l'extérieur.
Presque tous les coins de "la maison" et des chambres étaient occupés par des lits. Celui du grand-père et de la grand-mère était à "la maison", près de la cheminée. Celui de mon père et de ma mère dans la première chambre, celui de mon oncle et de ma tante dans la seconde. Aucun ménage n'avait une chambre pour lui seul.
Les douze personnes en âge de travailler s'occupaient à la culture, à l'élevage et à l'entretien. Le grand-père n'avait pas besoin de domestique, ni la grand-mère de servante.
Pour les repas, la table était tout juste assez grande pour donner place aux six hommes ; ils avaient leur assiette, leur cuiller et leur fourchette, mais pas de verre ; ils buvaient au pichet, et se passaient le pot. Chacun se servait de son canif. Les femmes mangeaient debout, ou assises sur une selle, ou sur la pierre du foyer ; les enfants se tenaient sur un banc.
C'est la soeur de mon grand-père qui lavait la vaisselle. Elle faisait chauffer l'eau dans un chaudron, le portait dans le couloir, et avec un chiffon ficelé au bout d'un manche, elle lavait les assiettes et les casseroles, en les déposant sur un égouttoir. Et il ne fallait pas la gêner ! elle savait du reste tenir les enfants à l'écart avec son chiffon à vaisselle.
Cette grand-tante avait plus de résignation et de dévouement que d'esprit et d'intelligence. On l'appelait sans respect "la vieille Marie" et on lui abandonnait les tâches qui ne demandent pas d'initiative. Elle était la bergère attitrée du troupeau de moutons. Chaque matin, l'hiver, prenant son grand parapluie bleu, son tricot et sa chaufferette, elle s'en allait garder les "ouailles". Revenue pour le repas de midi, elle lavait sa vaisselle et s'en retournait aussitôt aux champs.
Pourtant j'aimais bien tante Marie. Elle avait pour moi des gentillesses. Quand il faisait beau temps, elle m'emmenait volontiers avec elle, si elle avait quelque chose à m'offrir. Quoi ? des châtaignes par exemple qu'elle faisait bouillir dans un petit pot ou mieux des nèfles et des cormes qu'elle avait laissé mollir le long d'un buisson au soleil dans un nid de mousse et de feuilles mortes. Je la vois encore découvrant sa cachette avec précaution et choisissant les fruits assez mûrs pour me les donner. J'embrassais alors tante Marie souriante et je savourais avec plaisir ses cormes et ses nèfles.
Le soir nous revenions ensemble. La chaufferette avait encore de la braise sous la cendre et je réchauffais mes mains sur l'argile de la marmotte. C'était le nom que l'on donnait à la chaufferette de terre cuite. C'était un récipient presque fermé, muni d'une anse, comportant en son milieu sur le dessus une ouverture pour y verser la braise, entourée d'une dizaine de petits trous d'aération. La marmotte laissait dormir toute la journée le feu sous la cendre.
Les repas commençaient toujours par une soupe au pain de ménage trempé dans un bouillon de légume. Rarement, c'était une soupe grasse avec de la viande. Celle-ci du reste venait rarement de la boucherie : c'était de la volaille, du lapin, du gibier, et surtout du lard et du jambon. Parfois aussi paraissaient sur la table deux ou trois belles carpes, prises au carrelet dans la douve voisine, qui servait d'abreuvoir au bétail et nourrissait de bons poissons.
On ne mangeait guère que les produits de la terre. A Noël, les enfants avaient une orange. Ma grand-mère seule se permettait de prendre du café, au cours de la matinée. Elle le préparait dans un pot minuscule, qui chauffait devant le feu de la cheminée. Elle le couvrait de trois brindilles de bois pour l'empêcher de déborder ; dès qu'il menaçait de bouillir, elle le retirait et laissait un moment le marc se déposer au fond du pot. Alors, elle le versait dans une tasse, toujours la même, y laissait tomber une pierre de sucre, et le dégustait lentement avec une petite cuiller.
Avec mon petit frère Henri, je la regardais faire. Un jour, elle nous fit goûter de son café. Je n'eus pas envie de recommencer, mais Henri, au contraire, y prit goût, et chaque matin il venait supplier la grand-mère :
" Un p'tit, dis, mémé ; un p'tit".
Il ne disait pas "un peu", mot français absolument inconnu de notre langage vendéen, mais "un petit de café", qui lui paraissait si doux sur la langue. Et grand-mère finissait par lui en donner une petite cuillerée.
Personne à La Brosse ne parlait un français correct, mais le langage traditionnel des Vendéens, qui ressemblait plus - je m'en suis aperçu plus tard - à l'expression de Rabelais qu'au parler de La Bruyère. Un journal venait chaque semaine à la maison et les hommes le lisaient, mais je n'en étais pas encore capable.
L'année précédente, à cinq ans, j'avais commencé d'aller à l'école, avec les deux filles de l'autre Brosse, qui avaient 10 et 11 ans. Il fallait matin et soir enjamber quatre kilomètres. C'était une fatigue, mais j'aimais bien l'école. La première année, je l'ai passée à "l'asile", ainsi appelait-on l'école maternelle. On y apprenait à lire et à écrire sous la direction de Mlle Valentine, une religieuse, qui n'avait pas le droit de porter le costume de son ordre, les Soeurs de Saint-Gildas.
Nous étions assis sur des gradins, face aux tableaux, les garçons d'un côté, les filles de l'autre, séparés par une allée pour monter à nos places. Mlle Valentine nous apprenait nos prières et les lettres de l'alphabet. Il fallait être sage. Un jour, elle décida un concours de sagesse : qui resterait le plus longtemps assis sans bouger, les bras croisés, les yeux fermés, obtiendrait le prix ! J'ai tenu un peu plus de quatre minutes, et j'étais le vainqueur. Mlle Valentine me donna en récompense un claquoir en carton qui se fermait sans bruit. Combien j'étais heureux d'emporter ce claquoir à La Brosse.
Il m'est pourtant arrivé à l'asile une douloureuse aventure, qui m'a bien fait pleurer comme on pleure à cinq ans. Nous étions ensemble en récréation, les enfants de la campagne et ceux du bourg. Je craignais un peu ces bourgadins, qui étaient mieux habillés, plus hardis, et parlaient comme les messieurs. J'allais à l'école en bottes ferrées, culotte de droguet, sarraut noir avec ceinture. Ma mère m'avait aussi acheté une casquette, dont j'étais fier. A la récréation de midi, je tirais de ma "gougette" mon déjeuner et je mangeais avec les autres garçons de la campagne sous le préau. Les bourgadins allaient manger chez eux et revenaient pour l'heure de la classe. Un jour, l'un d'entre eux pour s'amuser se saisit de ma casquette et la lança par dessus le mur dans le jardin de M. le curé. Comment la rattraper ? Il riait, je pleurais, j'appelais Mlle Valentine. Elle eut vite fait de me rendre ma casquette, mais le bourgadin qui m'avait joué ce méchant tour ne fut jamais par la suite l'un de mes bons amis.
A six ans, je savais lire et écrire. Il fallait alors passer à la grande école pour apprendre le calcul et la grammaire. C'était une école de garçons sur la route de l'Oie, tenue par les Frères de Saint-Gabriel. Ils n'avaient plus le droit de porter leur costume, ni même leur nom de religieux. Le directeur était M. Chavarin, et son adjoint M. Dissart, mais celui-ci, qui était là depuis longtemps, - pensez qu'il avait jadis fait l'école à mon père - on continuait malgré tout de l'appeler Frère Fabius.
J'entrai donc dans la classe de Frère Fabius. C'était un petit homme, rond et court, légèrement bedonnant, armé d'une baguette et d'un signal qui le faisaient craindre. La baguette était une gaule de bambou ; elle lui servait pour indiquer au tableau ou sur les cartes. Le signal était une forte tige de bois avec un noeud proéminent en son milieu. Sur ce noeud était attachée, avec une corde en boyau de chat, une languette de bois sonore. Si l'on appuyait sur elle d'un côté du noeud, elle se soulevait de l'autre, et, une fois lâchée, elle retombait avec un clac retentissant. Le Frère s'en servait pour signifier les mouvements de la classe : "Debout ! Assis !"
La baguette allait aussi avertir les dissipés ou réveiller les dormeur. Elle pouvait même devenir une punition.
Je la vis un matin entrer en danse pour essayer d'atteindre les oreilles d'un camarade nommé Brachet. Devant la porte de la cour, de l'autre côté de la route, une pie avait fait son nid au sommet d'un grand arbre. Brachet voulut y grimper. Il lui restait peu de temps. Il était déjà haut quand la cloche sonna. Tous les garçons se précipitèrent dans la cour. Brachet se laissa glisser et soudain se trouva pris dans une fourche entre deux branches. Il mis du temps à s'en sortir et arriva en classe fort en retard. Comme c'était un peu son habitude, le Frère Fabius voulut faire un exemple. Il saisit sa baguette : Brachet s'enfuit et le Frère le poursuivait autour de la classe. Mais Brachet courait le plus vite, et la baguette, qui devait atteindre les oreilles, retombait sur le sol à chaque coups. Après un tour de classe inutile, le Frère Fabius essoufflé posa la baguette et se contenta de quelques lignes à copier. Toute la classe était debout sur les bancs et applaudissait. Spectacle rare et à retenir !
Pour aller à l'école, je suivais d'abord le tracé de la ligne de chemin de fer, qu'on était en train de construire de Fontenay-le-Comte à Cholet et qui passait entre les deux fermes de La Brosse. A La Lande, on rencontrait la route qui vient des Herbiers. C'était alors un chemin empierré, où il ne passait pas encore d'automobiles. Grande curiosité, lorsqu'arrivait une bicyclette ! Les voitures à cheval obligeaient seules à se garer. Le dimanche, les piétons qui allaient à la messe garnissaient la route et s'ouvraient pour laisser passer les voitures.
On ne nous mettait guère en garde contre les accidents possibles, mais on nous recommandait de ne pas nous mêler aux protestants. Il existait en effet à Mouchamps une communauté protestante assez nombreuse. Elle comptait alors à peu près sept cents membres. Elle avait un pasteur, un temple, un cimetière, et les enfants fréquentaient l'école publique. "Ne vous mêlez pas à eux, nous disait-on, quand vous revenez de l'école. Ils disent tu au Bon Dieu ; il faut lui dire vous".
Sur notre route des Herbiers, il y avait beaucoup moins de protestants que sur les routes de Saint-Germain ou de Saint-Prouant. Il existait pourtant une famille Dion, à La Courbejolière, trois garçons et une fille, qui tournaient vers leur village un peu avant la virée de La Brosse. Un soir, les garçons n'avaient pas eu de classe, et la fille était seule. Les plus âgés d'entre nous se mirent en tête de la rattraper et de lui faire dire son "Notre Père". Elle eut peur et commença de bredouiller "Notre père qui es aux cieux, que ton nom ..."
Un Poupet de La Brachetière l'interrompit : "Ce n'est pas ainsi qu'on parle au Bon Dieu. Tu dis vous à tes parents et tu à ton chien. Tu parles au Bon Dieu comme à ton chien. Agenouille-toi et répète après moi : "Notre Père qui êtes aux cieux". La fillette se mit à pleurer, s'agenouilla, et répéta jusqu'au bout les paroles du gars Poupet.
"Bien ! dit-il, voilà comment il faut prier le Bon Dieu, avec respect, mieux encore qu'on parle à son papa et à sa maman. Va ton chemin maintenant".
On était arrivé au chemin de La Courbejolière. Le lendemain soir, au retour de l'école, une grêle de pierres s'abattit sur nous. Mais nous étions quinze contre trois. La guerre des pierres finit par là.
De catholiques à protestants, entre adultes, il n'y avait pas opposition si marquée. En général, on s'entendait bien et on se rendait service. Il en allait de même avec les étrangers de passage et avec les mendiants. A La Brosse, la grand-mère coupait dans le pain une large tranche, y creusait un trou et le remplissait de beurre : le passant avait de quoi continuer sa route.
Un certain nombre, toujours les mêmes, demandaient à coucher sur le foin dans la grange. Ils étaient accueillis à l'heure de la soupe, un soir chacun. Ils ne s'asseyaient pas à table avec les hommes, mais sur une selle devant la cheminée. On leur remplissait une assiette de soupe sur les genoux et on leur donnait une cuiller. L'assiette vide était à nouveau remplie avec de la mojette ou des patates, et on leur donnait un pichet plein d'eau. Ensuite, ils remerciaient et donnaient leurs papiers et s'en allaient dormir dans la grange.
Quelques-uns, des habitués, s'attardaient un peu à la veillée et racontaient des histoires pour amuser la compagnie. Je me souviens d'un bonhomme Lachaux, qui passait à peu près tous les mois et qui avait toujours quelques aventures à conter. Je m'étais accoutumé à l'entendre et lui me prenait sur ses genoux, me tournait les pieds vers le feu et il chantait dans sa barbe blanche :
"Tes petits petots viendront
Tandis que ceux de ta grand-mère
Tes petits petots viendront
Tandis que ceux de ta grand-mère
S'en iront."
Ils sont en effet partis, les pieds de tous ces anciens, mais il reste le souvenir, en attendant qu'il parte à son tour.
S'il y avait quelqu'un envers qui les gens de La Brosse se tenaient sur la réserve, c'était le propriétaire de la métairie, celui qu'on appelait "Not'Maître", que l'on respectait, mais que l'on craignait plus encore.
Avant la Révolution, les deux Brosses appartenaient à l'abbaye de la Grainetière. Vendues comme bien national, elle furent achetées par un certain M. Guyet, de Saint-Fulgent, et au début de ce siècle, elles appartenaient par héritage à un M. de Grandcourt, de Saint-Fulgent, que l'on appelait Grandcourt le Diable. Ce surnom lui venait de ses exigences. Par exemple, il était bien permis aux habitants de la Brosse d'ébrancher les chênes tétards et de tailler les buissons pour se faire du bois de chauffage, mais il leur était interdit, quand un arbre venait à mourir de le couper et de le fendre pour s'en faire des bûches. "Not'Maître" se réservait pour lui-même tout le gros bois ; il devait être brûlé à Saint-Fulgent.
Pourtant, on avait aussi besoin de bûches à La Brosse, ne serait-ce que pour faire bouillir la fraissure, fêter Noël ou tenir chaude la maison dans les grands froids. De telles exigences incitent à tricher, même les plus honnêtes. Quand les hommes avaient remarqué un chêne mort dans un fond de haie, il leur arrivait d'en faire des bûches, de les cacher sous les épines, et le moment venu de les amener dans la cour devant la maison, sous une autre cachette. Cela se passait au printemps, quand les choux sont coupés ; on arrache les racines, on les fait sécher au soleil, et on les entasse dans la cour par dessus les bûches. Elles brûleront un jour sous les chaudronnées pour les cochons, mais en attendant elles seront une honnête couverture pour les bûches clandestines.
Un jour, mon petit frère Henri et moi avions eu l'idée de nous faire une logette dans le tas de trognons de choux. Assez vite, nous avions ouvert une brèche et atteint le monceau de bûches. Là, nous installions nos jouets et nos casseroles comme dans une maison nouvelle, lorsque grand-mère vint à passer.
"Petits malheureux, dit-elle, vous faites voir les bûches ! Si jamais Not-Maître arrivait ! Remettez cela vite en place et n'y touchez plus."
Et elle se mit elle-même à reconstituer le tas de trognons de choux pour cacher la réserve de bois.
On tuait le cochon deux fois par an, et c'était une grande fête pour nous les enfants. Un spécialiste venait saigner la grosse bête, dont on réservait le sang pour la fraissure. Les femmes lavaient les boyaux, hachaient la viande, découpaient le lard, préparaient les jambons. Il y fallait du laurier, du romarin, du thym, du persil, du serpolet, et tout cela sentait bon. Pendant ce temps, dans la chaudière de la lessiveuse, commençait de bouillir la fraissure. Pour être bien cuite, elle devait bouillir pendant 12 heures. C'était un mélange de sang, de couenne, de croûtes de pain, d'eau, de sel, de viandes inutilisées, d'herbes odoriférantes, et sans cesse, il fallait brasser la fraissure, avec une longue tige de fer, pour qu'elle ne prenne pas au fond de la chaudière.
Le soir venu, il y avait deux jambons pendus dans la cheminée, des charniers de lard, des chapelets de saucisses, des pots d'andouilles, des terrines de pâté et de rillettes. Tout cela viendra sur la table en son temps, mais ce soir on trempe la fraissure : elle est chaude, bien cuite, odorante. On remplit de grands pots de grès, et nous, les enfants, on nous râcle le fond de la chaudière pour nous en faire des tartines.
C'était une belle journée. Une autre, plus modeste, c'était la cuisson du pain. Elle se renouvelait tous les huit jours. J'étais toujours émerveillé quand je voyais sortir du four, attirés par grand-père, les beaux pains dorés, saupoudrés de farine. Et surtout, grand-père sortait aussi du four une galette croustillante que mon frère et moi nous dégustions avec du beurre, un beurre qui fondait sur la galette chaude et nous coulait entre les doigts.
Tous les ans aussi revenait la journée des battages, qui était pour moi comme une fête. Dans l'aire, jour après jour, en fin de juillet, mes oncles et mon père avaient entassé les gerbes, et un matin, je voyais entrer d'étranges machines, une locomotive, une vanneuse et un monte-paille, et tout cela se mettait à ronfler et à tourner. Les voisins étaient venus des alentours : il y avait des hommes sur le tas, sur la vanneuse, sur le pailler ; d'autres veillaient au grain, et d'autres à la balle. "Not'Maître" était là pour mesurer sa part. Des porteurs de sacs montaient au grenier et les jeunes femmes leurs offraient une liqueur d'absinthe.
"Rangez-vous, les enfants !". C'était le cri qu'on entendait de toutes parts. Même au repas de midi où les travailleurs se rassemblaient pour manger la soupe grasse, la viande du pot au feu, la mojette et le mil, les enfants étaient comme d'habitude à la table de la maison. Mais toute cette activité extraordinaire était pour moi un spectacle dont il ne fallait rien laisser perdre, et je tournais sans cesse autour des machines qui crachaient la poussière et la fumée, du tas qui diminuait, du pailler qui montait, des hommes qui transpiraient et se passaient le baril.
Enfin, sur le pailler, on dressait un bouquet, les courroies s'arrêtaient. Les hommes s'essuyaient le front. "Not'Maître" disait. "Voici ma part. Conduisez-la moi ce soir à Saint-Fulgent". Vingt kilomètres, en charrette à boeufs ! Mes oncles ne revenaient que le lendemain matin. Ils tombaient de sommeil et il ne fallait pas les réveiller. "Pas de bruit, les enfants !"
Le dimanche, on partait en famille vers 9 heures au soleil pour arriver à la grand-messe de 10 heures. Maman ou grand-mère emportait un panier pour déjeuner à midi, car nous restions aux Vêpres. On allait prendre son repas tantôt chez la cousine Michenaud, tantôt chez la tante Séraphie.
Je ne saurais dire à quel degré ni par quelles alliances la cousine Michenaud nous était parente, mais elle nous accueillait bien gentiment. Elle tenait une petite auberge située au n° 46 de la rue actuelle du commandant Guilbaud. Une première salle était réservée aux clients qui venaient boire chopine, face à la route de L'Oie. En arrière, une seconde salle, qui servait à la cousine de cuisine et de salle à manger, lui permettait de recevoir les femmes qui venaient avec leurs enfants lui demander un coin tranquille pour sortir leur pain et leur tricot.
J'avais toujours peur de traverser la première salle, au milieu de ces buveurs de Folle, inconnus et bruyants. La cousine Michenaud, petite femme déjà âgée, toujours en coiffe, se faufilait parmi eux sans peine, verres et bouteille à la main. La seconde salle était plus calme. Elle ouvrait par une fenêtre sur le balcon de bois qui courait le long du mur comme une invitation à l'escapade : "Restez-là, les enfants !". On pouvait aussi, par une porte, descendre en contre-bas sur un autre rez-de-chaussée et, par un couloir entre les bûchers et les toits à lapins, rejoindre la rue actuelle de la Poterne. C'était une maison pittoresque, riche en inconnus et en surprises.
La tante Séraphie était la tante de ma mère, la soeur de ma grand-mère maternelle. Elle habitait une assez grande maison en bas des coteaux de Mouchamps, aujourd'hui 3 rue de la Ville. Elle vivait là avec son mari, Juste Jousset, qui avait part à l'exploitation du Moulin de la Ville, avec son fils, Juste, déjà un grand jeune homme, et avec sa fille Marie, plus jeune que son frère. Elle exerçait le métier de "lingère", c'est-à-dire qu'elle repassait les bonnets et les coiffes de dentelle.
Elle avait devant sa fenêtre une table de travail, avec de belles têtes de femme en carton, où elle fixait ses coiffures avec de grandes épingles. La première fois que je la vis enfoncer son épingle, je crus que le joli front rose allait saigner. Je poussai un cri.
- Hé non ! dit la tante. Je ne lui fais pas mal.
Nous descendions en vitesse la côte de Mouchamps, sans cesse ravinée par les pluies, et remontions plus lentement, mais avec toute la légèreté de l'enfance. Je sais maintenant ce qu'il en coûte de grimper la pente, car la Providence a voulu que la maison de la tante Séraphie soit devenue aujourd'hui la mienne.
Cette année-là, 1911, le bruit se répandit que mon père et ma mère allaient bientôt quitter La Brosse avec leurs enfants. Il y avait trop de monde à la maison ! Quand même mes oncles Pierre, Alphonse et Gustave s'en allaient à tour de rôle pour leur service militaire, il restait trois ménages à loger et à occuper : ceux de mon grand-père, de mon père et de mon oncle Henri.
Un jour, ma mère voulut parler à ses parents, sans doute en prévision de l'avenir. Elle m'emmena avec elle à La Daudière, chez ce grand-père et cette grand-mère que je ne voyais pas souvent. Je les trouvai bien aimables. Ils avaient encore avec eux leur mère, qui était pour moi une arrière-grand-mère. On l'appelait "Menin". Elle était toute petite et je m'aperçus en l'embrassant qu'elle était à ma hauteur. Elle était ridée comme une pomme Clochard au printemps, mais trottait menu activement dans la maison.
La cheminée était plus haute qu'à La Brosse, et un coffre à sel en occupait le côté gauche. Là s'asseyait le grand-père. La table n'était pas au milieu de la maison, mais dressée du côté gauche, à la suite d'un immense potager, où chauffaient plusieurs feux de braise ; au bout de la table s'ouvrait une fenêtre, où chacun avait attaché sa cuiller et sa fourchette dans une bouche de cuir. Comme à La Brosse, personne n'avait son verre pour boire, mais on se passait le pichet.
J'observais ces menus détails sans rien dire, mais ce qui m'avait le plus frappé en arrivant, c'était la hauteur de la maison : deux étages, au-dessus desquels tournait une girouette. Les propriétaires, qui avaient jadis fait bâtir ce logis, l'avaient ensuite laissé à leurs locataires et s'en étaient allés habiter à La Flocelière. C'est là que le grand-père allait chaque année payer sa ferme, car la Daudière n'était pas une métairie, mais louée en fermage.
J'avais l'impression que ma mère était là chez elle. Elle connaissait tous les coins et tous les meubles et se sentait heureuse. Elle avait là sa soeur, ma tante Marguerite, qui s'était mariée le même jour qu'elle, et qui choyait une fillette, ma cousine, de trois ans plus jeune que moi. Quand nous sommes partis, beaucoup d'embrassades, et à bientôt !
Le 2 novembre 1911, on nous annonça, à mes deux frères et à moi, que nous avions une petite soeur.Nous voulions tout de suite la voir.
"Venez, mais ne faites pas de bruit".
Elle était là, emmaillotée dans un berceau près du lit de maman.
"Comment s'appelle-t-elle ?
- Le baptême sera demain. On l'appellera Juliette."
C'était grand-mère qui répondait, car ma mère était malade et couchée dans son lit. Chose étrange : je me rappelais qu'elle s'était trouvée encore malade lorsque mon second frère Auguste était venu au monde. J'en fis la remarque à ma grand-mère.
"C'est quand même pas de chance pour maman. Elle est malade quand il ne faut pas."
- Que veux-tu ? On ne commande pas à la maladie."
Je voulus ainsi savoir où l'on avait trouvé cette petite soeur, car j'avais autrefois demandé à grand-mère comment j'étais venu à La Brosse.
"C'est ton papa qui l'a trouvé sur le chemin de la messe dans un grand panier noir. C'était avant la grand-route. Il t'a apporté à ta maman qui était bien contente."
On m'avait donné des explications du même genre pour mes deux frères. Quant à Juliette, c'était mon oncle Alphonse qui l'avait trouvée emmaillotée à la barrière du champ de choux ; Alphonse confirma. Il ajouta même que la fillette pleurait, car elle commençait à avoir froid. A la maison, maman, qui avait trois garçons, était heureuse de recevoir une fille.
C'était un cadeau du Bon Dieu. Mais qui l'avait apportée là ? Ses bons anges sans doute. Je ne m'étais jamais encore posé de questions sur l'origine des enfants. J'en croyais les dires de ma grand-mère. Même les amours et le mariage de Célestin et Augustine n'avaient éveillé en moi aucune interrogation. D'éducation sexuelle, il n'était pas question à La Brosse.
Le 17 avril 1912 se produisit une éclipse totale du soleil. J'étais à l'école de Mouchamps chez les Frères. Pour nous permettre de regarder l'éclipse sans nous brûler les yeux, le Frère Fabius avait enfumé des morceaux de vitre. Nous regardions au travers le soleil de midi qui se rétrécissait peu à peu, tandis que sa lumière s'en allait.
Il allait bientôt disparaître quand on vit les poules de la volière, au bout de la cour, grimper une à une sur leur perchoir comme pour passer la nuit. Enfin, le soleil s'éclipsa et peu après commença de reparaître de l'autre côté. La lumière revint, le coq chanta. C'était un second matin. Les poules sautèrent sur le sol et se mirent à glousser.
Le départ de la famille est enfin décidé. Mon grand-père de La Daudière a acheté pour sa fille Marie un café-restaurant au bourg de l'Oie, bien placé entre la grand-route et le champ de foire aux cochons. L'Oie était en effet à ce moment le centre d'une foire mensuelle très importante. La maison comportait, avec une cave et un jardin, trois grandes pièces au rez-de-chaussée, trois autres pièces à l'étage. Il y a des chances pour qu'un jeune ménage puisse y faire ses affaires.
Mon père, en prévision des voyages vers Mouchamps, s'est acheté une bicyclette, et il s'y exerce devant la maison. Un midi, après le déjeuner, devant toute la maisonnée, il enfourche l'instrument et s'en va vers la douve. Mais il rencontre là-bas des cailloux qui le font chavirer. Le voilà par terre avec sa machine, aux grands éclats de rire de ses frères. Je m'élance au contraire en pleurant :
"Papa ! mon papa !"
Mais déjà, il est debout, remonte sur sa bicyclette et revient sans broncher jusqu'à la porte de la maison. Du coup on l'applaudit.
Le jour du déménagement, c'est la Saint-Georges, 23 avril 1912. J'avais 8 ans depuis trois semaines. Tandis qu'on achevait de monter des meubles sur des charrettes, j'allai pour la dernière fois faire visite aux lapins dans leurs clapiers, aux poules dans leur volière, aux boeufs et aux vaches dans leurs étables, aux moutons dans leurs bergerie. Je n'allai pas voir les cochons, ils sentaient trop mauvais. Je dis adieu à ces murs et à ces arbres, que je quittais pour toujours.
Cependant, je ne partais pas encore pour L'Oie. Pour terminer mon année scolaire à Mouchamps, j'allais habiter jusqu'en juillet chez ma marraine au Gué-Jourdain. C'était une transition qui m'allait assez.
J'embrassai donc tendrement tous ceux qui restaient à La Brosse, et tous ceux qui partaient pour L'Oie. Un jour, je retrouverais papa, maman, Henri, Auguste et Juliette au bourg de L'Oie, mais sur la Brosse, je tirais un trait pour toujours. J'emportais pourtant de Mouchamps deux souvenirs de l'école, une image de saint Joseph et une autre de la Sainte Vierge, que je garde encore dans mon oratoire. Fidélité du coeur.
Chanoine L. GUÉRY
Extrait : Le Lac (Amicale des Laïcs de Chavagnes) - 42ème année - 1990 ; 43ème année - 1991