Simenon (Georges - A Saint-Mesmin
Extraits de "Souvenirs intimes"
Simenon - Mémoires intimes (750 pages)
J'extrais de cet ouvrage volumineux les pages concernant Saint-Mesmin
Saint-Mesmin : Un nouveau monde
A Saint-Mesmin, c'était un nouveau monde, une nouvelle campagne que tu allais découvrir autour de toi, le Bocage, la Haute-Vendée comme on l'appelle aussi, avec ses chemins creux où les armées de la Révolution s'étaient fait massacrer jadispar les Chouans . Les Allemands devaient connaître l'Histoire de France car, ici, on ne les voyait pas. A peine si, de loin en loin,, une auto marquée de la croix gammée passait très vite sur la route. Des paysans pas comme les autres, hospitaliers mais durs, taciturnes, pour qui ces chemins creux que cernaient des haies épaisses , n'avaient pas de secrets.
Je n'avais plus à signer au commissariat inexistant dans ce village qu'on aurait pu croire inconnu, ni à la mairie que je ne me souviens pas d'avoir vue. S'il en existait une, c'était une maison grise que rien ne distinguait de celle de l'unique rue qui descendait vers une toute petite gare. La seule autorité était le garde champêtre, en même temps ferblantier, qui, le dimanche, battait le tambour près de l'église et annonçait les nouvelles d'une voix claironnante. Nous sommes devenus amis, lui et moi. Toi aussi qui était fasciné par son tambour et par sa prestance.
Pendant tout le temps que nous y avons vécu, je n'ai pas lu un journal et je n'ai vu personne en lire. Nous étions comme une enclave protégée de l'agitation du monde par ses haies et ses chemins creux. Chacun vivait plus ou moins de ce qu'il produisait. Les fermes n'étaient pas importantes et il fallait les découvrir dans quelque vallon invisible de la route.
Notre villa
Notre villa n'était ni grande, ni belle, une construction du début du siècle, édifiée par un citadin en bordure du bourg, sur la route de Pouzauges, au sommet de la première montée, et cette route était bordée de châtaigniers, dont chacun pouvait ramasser les fruits. Au rez-de-chaussée, un perron disproportionné et prétentieux. A gauche, un salon et une salle à manger dont on ne se servait qu'à de rares occasions pour recevoir les invités.
Au premier étage, quatre petites chambres. J'en partageais une avec ta mère. En face, j'avais installé mon bureau. A côté, ta chambre à toi et celle de ta gouvernante qui s'obstinait à vouloir ta porte ouverte pendant la nuit, afin de t'entendre si tu avais besoin d'elle, et que tu t'obstinais avec plus de force à refermer, car tu ne craignais ni l'obscurité ni la solitude. Boule couchait dans la mansarde, et un grenier, devant sa porte, contenait mes caisses de livres....
Victor habitait avec les siens, tout près de chez nous, une petite maison du même gris que les autres.
Le jardinier, le jardin, l'âne et la (les) vache(s)
Nous avons engagé un vieux jardinier, si vieux qu'il marchait plié en deux comme s'il se penchait sur la terre et, de sa vie, il n'avait quitté qu'un jour le village, pour se rendre à Pouzauges et se présenter à la mairie, à l'âge du service militaire dont il avait été exempté. Son monde se bornait au village, aux prés, aux bois d'alentour; il n'était pa curieux de ce qui pouvait se passer au-delà de ces limites.Le potager était aussi étendu que celui des maraîchers cernant autrefois Paris et approvisionnant les Halles. Le jardinier dont j'ai oublié le nom et Victor, pour qui ce métier était nouveau, ont labouré la terre, l'ont divisé en longues "planches" séparées par d'étroits passages couverts de cendrée. J'ai commandé des châssis pour les jeunes plants au menuisier du village chez qui j'allais parfois bavarder, car il m'était sympathique, mais urtout parce que j'adore l'odeur du bois que l'on scie, que l'on rabote ou que l'on polit.
Nous dispositions d'une écurie, d'une étable, près d'unne annexe à présent vacante, qui est vevenue notre grenier à grains, et où je me réfugiais dans la paix du premier étage pour la sieste. J'ai acheté une vache, car, avec la maison, j'avais loué deux prés assez importants pour la nourrir.
La vache n'a pas été notre premier animal. Un jour, tu as aperçu un vieil âne qu'on gardait jusqu'à sa mort sur un bout de terre et qu'on conduisait manger le long des haies pour ne pas le tuer.
- Je voudrais tant un âne, Dad!
Tes yeux brillaient, tu attendais ma réponse sans respirer.
- Je vais essayer de l'acheter... Viens...
Tu l'as eu, ainsi qu'une selle usée avec ses étriers rouillés. Victor a astiqué selle et étriers et on t'a hissé sur l'âne. Au grand effroi de tous, le lendemain tu as franchi la limite du jardin et, tout droit, très fier, sans regarder en arrière, tu t'es dirigé vers le village, tandis que je te suivais de loin.
Une vache donc, une Poitevine, je pense d'un beau rouge, que j'allais traire le matin à cinq heures, avant de déjeuner d'une soupe épaisse et parfois d'un steak, comme les fermiers d'alentour. La vache était le cauchemar de Victor, qui n'est jamais parvenu à la traire.
- Cette sale bête ne veut pas... grognait-il tandis qu'elle donnait des coups de sabots.
Notre poney l'impressionnait aussi ; il a fini par l'atteler, le dételer et le reconduire à l'écurie pour le panser.
Un des fils de Victor, petit costaud aux cheveux coupés en brosse et à l'accent du Nord qui ressemble à l'accent des Ardennes bleges, était devenu ton ami inséârabele. Sauf quand je t'emmenais dans notre voiture pimpante au hasard des chemins,nous arrêtant dans les fermes ou au bord de la rivière.
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J'avais découvert (!) qu'une vache ne donne du lait que pendant un certain nombre de mois après avoir vêlé. Nous avions besoin de lait et de beurre toute l'année. J'ai acheté une seconde vache, de la même race que la première, et j'ai dû louer des prés assez loin de chez nous.
Mes amis de paris, qui manquaient de tout, me réclamaient du beurre, que je leur envoyais par la poste dans des boîtes à biscuit entourées de toile à sac cousue avec de la ficelle. La seule condition que je mettais à ces envois - gratuits, évidemment - était qu'ils me renvoient les emballages vides, car ici je n'en trouvais pas. On ne connaissait pas le rationnement de viande non plus et je fis avec la viande comme avec le beurre, plus exactement Tigy s'en chargea, car c'était devenu son domaine.
Pour rnourrir mon bétail, il me fallut des raves, des topinambours, de l'avoine et du maïs pour les poules, les canards et les dindes.. Tu t'intéressais à tout, avec ton petit ami et souvent d'autres enfants du village. Sa famille aussi, comme la nôtre, avait besoin de beurre et de lait et j'y pourvoyais.
J'aimais beaucoup Victor. Autant que je détestais ta gouvernante, que tu appelais Mme Nouvelle, comme tu avais appelé à Fontenay la mère de ta petite amie.
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La tranchée devant la maison, les Allemands, l'histoire du taureau
Nous avions dû creuser une tranchée près de la route, par ordre des autorités allemandes de La Roche -sur-Yon. Il valait mieux obéir. La terre était argileuse. L'eau de pluis stagnait au fond de la fosse et, un jour que je travaillais assez loin dans le jardin, j'ai entendu la voix pointue de ta gouvernante que j'ai trouvée, elle qui était toujours pâle, cramoisie de colère.
- Regardez-le, monsieur !
Elle haletait d'indignation en te désignant dans le fond de la fosse où tu pateaugeais joyeusement, tout habillé.
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Tu as eu, par hasard, pour remplacer l'âne, un poney des Shetlands, à peine plus haut que toi, qui vivait en liberté et allait quêter des morceaux de pain dans la cuisine. j'avais consacré une planche du jardin aux asperges, dont la culture est longue et difficile. Le fumier ne nous manquait pas...
Un matin, un taureau furieux jeta la terreur dans le pays car, renversant barrières et barbelés, il fonçait, vave à la bouche, sur tout ce qui bougeait. Quelqu'un, peut-être le garde-champêtre, téléphona à Pouzauges, car personne ne possédait plus d'armes ; une auto allemande s'arrêta cette fois dans le village. Deux soldats, le fusil à l'épaule, marchaient dans les champs à la recherche du taureau et Boule vint m'annncer que deux officiers étaient à la porte. Je lui dis de les faire entrer. l'un d'eux parlait fort bien le français et me confia qu'il ne comprenait rien aux indications que lui donnaient les gends du pays. On aurait vu le taureau partout et on ne le trouvait nulle part. Il se demandait si on ne moquait pas de lui.
- Je l'ai vu passer, moi aussi, répondis-je.
Ils étaient assis tous les deux dans le salon lorsque tu es entré. Tu as regardé les uniformes, les yeux agrandis, et tu as disparu dans lescalier pour rejoindre ta mère et lui dire que les Allemands étaient venus m'arrêter. Je répondis de mon mieux à leur questions, leur désignai la direction que le taureau avait prise et il s'en allèrent en me saluant poliment.
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Pour transporter le fourrage, de mes champs à la maison, le charron du village m'avait construit une charrette à la mesure de mon poney.
... Un garçon, puis deux, descendirent la pente sur des caisses à roulettes et je m'en procurai une pour toi, vieux Marc, malgré les objurgations et les reproches de Mme Nouvelle. Tu étais un petit homme, non? Il ne passait pas une auto par jour sur la route et tu n'avais rien à craindre. Je t'ai appris, ta mère aussi, à rouler à vélo, mais tu tenais à conserver les petites roues latérales qui maintenaient l'engin en équilibre....
La vie à St-Mesmin
Ainsi allait la vie à St-Mesmin-le-Vieux, pendant la guerre dont nous ne savions à peu près rien et j'allais boire ma "fillette" de vin avec les gens du village et les fermiers, surtout les jours de marché. Il me semblait que je faisais partie du village, comme je crois avoir fait partie de Fontenay, de Nieul, de tant d'endroits que j'ai habités...
.... Chapitre 16
Pendant la longue période où j'allais jouer consciencieusement les fermiers à Saint-Mesmin-le-Vieux, je peux à peine croire qu'outre la révision de "Pedigree", j'aie pu écrire "Le Bilan Maletras", "L'ainé des Ferchaux", "Les Noces de Poitiers", "La Fuite de M. Monde", "Le Cercle des Maheux", dont les personnages, leurs problèmes et leur entourage contrastaient si fort avec nos occupations et l'ambiance qui nous entourait alors, surtout que je restais, en principe , sous le coup de la condamnation du pédant radiologue.
Plus encore qu'à Fontenay, nous nous étions insérés dans la vie du pays, et, les jours de marché, je pouvais appeler les femmes par leur nom, la plupart des hommes par leur prénom. Quant aux événements tragiques aui se déroulaient dans le monde, j'en savais si peu que, pour écrire ces mémoires, j'ai dû me faire établir la liste des dates marquantes qui sont devenues des dates historiques.
La pêche aux écrevisses, la chasse
Un de nos voisins était un médecin jovial, issu de la campagne, qui nous emmenait, par exemple, toi et moi, dans les prés bas pour pêcher aux "balances", dans un ruisseau pur dans lequel je pouvais sauter. Nous attrapions jusqu'à 250 écrevisses en moins de deux heures, surtout au pied des vieux saules dont les racines plongeaint dans l'eau. Quel émerveillement dans tes yeux devant ce grouillement, et quelle tendresse quand tu saisissais dans tes doigts encore fragiles une écrevisse qui cherchait à te pincer.
On dit que le Français est né chasseur et, dans ce village perdu dont les fusils avaient été siasis dè le début de la guerre, les fermiers chassaient, la nuit, dans les prés et les champs, à l'aide de ces filets maintenus écartés par de longs bâtons qui servent à pêcher la crevette en mer.
Ce qu'ils chassaient ainsi ? La perdrix. Nous ne les avons accompagnés ni toi ni moi, mais ils m'envoyaient des douzaines de perdreaux, en amis, tandis que Boule levait les bras en s'écriant :
- Encore ! Qu'est-ce que je vais faire de toutes ces bestioles?
Nous en avons envoyés à des amis de paris. Que n'avons-nous envoyé en dehors du beurre et de la viande hebdomadaire !
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Des Parisiens venaient jusqu'en Vendée pour se ravitailler et cela faisait mal de voir leur étonnement presque douloureux devant ce pays de Cocagne.
Je me suis renseigné auprès du garde champêtre afin qu'il me désigne une femme dont le mari était prisonnier, et qui élevait péniblement ses enfants. Il n'y en avait qu'une, qui assumait les tâches les plus pénibles. Son fils avait à peu près ton âge. Je suis allé la voir et lui ai demandé la permission de lui donner ainsi qu'à sa soeur les mêmes jouets, les mêmes friandises que je t'offrais à Noël, à Pâques, aux fêtes carillonnées et à leur anniversaire. Ils n'avaient pa faim. Personne n'avait faim dans la région, mais les enfants ont d'autres besoins que de nourriture.
Gardes-tu le souvenir du four communal ? Il existait avant la guerre car, là-bas, on a conservé le culte du pain qu'on pétrit soi-même, que ce soit l'homme ou la femme. Un jour par semaine, un préposé allumait le four et chaue groupe de trois ou quatre clients s'en venait, sa pâte enveloppée de toile bien blanche, à une heure déterminée. Cela se passait à l'angle d'un petit chemin que nous avons suivi souvent avec le buggy, car il conduisait à la rivière de l'autre côté de laquelle nous allions cueillir des cèpes à pleins paniers. Là encore, tu étais le premier à les distinguer, d'un beau brun doré, parmi les feuilles mortes.
Quant au pain, c'était le pain de campagne tradiotinnel, fait de blé complet, rond et assez plat, pesant plus de trois kilos. Nous sommes allés au four chaque semaine. Nous avions aussi des ruches, comme tout le monde. Faute de m'y connaître et craignant les piqûres, je faisais appel, pour la récolte à un agriculteur voisin.
C'était ta mère Qui avait la garde des provisions et, périodiquement, elle mirait, comme ma mère le faisait des oeufs devant la flamme d'une bougie, macaronis, nouilles et spaghetti pour s'assurer qu'ils n'étaient pas attaqués par de minuscules vers blancs.
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J'avais acheté un fût de carbure et des lampes ad hoc, ainsi qu'un grand fût de pétrole pour les lanternes-tempête qui nous servaient dans l'écurie et l'étable. Je m'étais procuré un établi, des outils divers, une pleine caisse de clous et de crochets qui étaient devenus rares et qu'on n'obtenait qu'en échange d'un jambon.
Nous élevions un ou deux cochons par an, des cochons gras qui pesaient jusqu'à deux cents kilos, et que le charcutier du village venait tuer pendant qu'on t'emmenait loin. C'était lui aussi qui, dans un immense chaudron de fonte, en "faisait la cuisine". La coutume, comme dans beaucoup de campagnes, était d'envoyer les plus beaux morceaux ainsi qu'une assiette de boudin à ses amis et voisins qui vous en envoyaient quand ils tuaient à leur tour.
Je ne t'ai pas encore parlé du personnage le plus important du pays, car je ne l'ai connu qu'après plusieurs mois. C'était un homme de soixante ans, large et court, imposant, au teint toujours pâle malgré la vie au grand air. Il allait devenir notre ami, comme le médecin du village et quelques autres, et il m'apprit qu'il était atteint d'une angine de poitrine dont mon père était mort beaucoup plus jeune.
Depuis, la médecine avait fait beaucoup de profrès et, quand il sentait venir une crise, il tirait de sa poche une pillule de trinitrine. Il a pu vivre très longtemps ainsi et se livrer à une débordante activité. C'était lui, en effet, qui achetait jusqu'à très loin à la ronde, le blé, l'avoine, l'orge, le maïs de tous les fermiers et une ligne de chemin de fer privée reliait les entrepôts à la gare. Son régisseur ressemblait à celui de Paray-le-Frésil dont je me suis servi en partie pour le personnage de Maigret.
Sa maison était grande et harmonieuse, luxueuse à l'intérieur, mais ce dont il était le plus fier était son potager qu'entretenait le meilleur jardinier qu'il avait pu trouver.
Jusqu'àlors, je ne l'avais aperçu que de loin. Un après-midi, je le vis pénétrer dans mon jardin, cordial et un peu timide malgré le rôle important qu'il jouait dans la région.
- Excusez-moi de vous déranger, monsieur Simenon...
Il regardait mon potager tout en se présentant.
- On m'a dit que vous étiez parvenu à obtenir de belles aubergines. Le climat d'ici, ni la terre ne s'y prètent, etmon jardinier n'y est jamais parvenu.
Notre jardin, coupé au cordeau par d'étroits passages, aurait pu servir d'illustration dans un catalogue de marchand de semences. Il a tâté les grosses aubergines, d'un violet aux reflets dorés, et il n'en croyait pas ses yeux.
- Comment faites-vous ?
- J'ai suivi les instructions d'un manuel de jardinage...
Je n'en avais pas dévoré un, mais une bonne demi-douzaine.
- Il faudra que vous venuez voir mon potager à votre tour. Voius avez même des asperges !
Celles-ci demandent trois ans pour donner leur plein rendement. Je n'ai jamais mangé les miennes, ni ta mère, ni Boule, car notre culture était trop récente. Dès que le soleil se levait, tu allais, à la saison, inspecter la bande de terre, plus haute que les autres, où, un jour, tu vis percer trois minuscules têtes violettes que je n'aurais sans doute pas découvertes.
- Vite ! Le couteau, dad...
Le couteauà asperges, avec au bout la petite lame horizontale qui coupait les asperges à leur base. Tu as porté tes trois asperges à Boule en lui demandant de les mettre à cuire et tu as continué ainsi chaque matin pendant la saison, apportant à la cuisine tes trophées, tantôt cinq, puis huit, neuf, et jusqu'à dix asperges, qui ne pouvaient constituer un plat et qui t'étaient réserveézs..
Le marchand de grain me faisait penser au "Rich Homme" de la famille de ta grand-mère Brüll, lui aussi, ch$atelain, marchand d'e,grais et de tout. Il nous a invité à dîner, un samedi soir. Il avait une fille très belle, mère d'une fillette, et son mari, professeur de neurologie à la faculté de Nantes, ne revenait que pour le week-end.
Nous avaons peu à peu formé un groupa amical, dînant ou déjeunant chez les uns chez les autres, avec souvent une partie de bridge à la clef. Le docteur jovial était aussi de notre cercle.
(Ce passage est suivi , pages 102 et 103, d'un consultation auprès d'un radiologue de Paris qui lui révèle qu'il n'a aucune maladie de coeur...)
Je n'avais pas de maladie de coeur, tu entends, fiston ? Je me portais à merveille et je revenais vers Saint-Mesmin, ma valise pleine de tabac gris qu'on ne trouvais plus en Vendée mais seulement à Paris, toujours au marché noir.
Là-bas, j'avais planté deux cents pieds de tabac, illégalement, car seuls les professionnels on droit à cette culture et des inspecteurs de la Régie viennent périodiquement compter les feuilles. j'avais improvisé un séchoir dans les communs, demandé au ferblantier-garde chamêtre de me confectionner une sorte de tambour muni d'une manivelle afin de le "griller" comme le recommandait un manuel.
J'avais embauché enfin cinq ou six jeunes filles du village pour roules les feuilles brunes en forme de cigare. le menuisier de l'endroit m'avait construit une guillotine en miniature et les jeunes filles y introduisaient le rouleau de tabec encore humide pour le couper en tranches minces. Séchées, elles s'ébouriffaient et donnaient un tabac plus ou moins semblable à celui de la Régie.
Chapitre 17 (p. 104)
Début du chapitre consacré à un voyage à La Bouboule pour soigner l'angine de poitrine du petit Marc
... A notre retour ... nous avons trouvé quelque chose de changé dans l'air de Saint-Mesmin. Rommel avait perdu la Bataille des Sables au moment où il la croyait gagnée. Les Américains, en guerre depuis Pearl Harbour, débarquaient en Afrique du Nord et la Sicile était envahie, puis la botte de l'Italie.
On parlait à mi-voix au petit café du coin tenu par le marchand de vélos, et on regardait avec ironie les affiches que les Allemands avaient apppliquées sur les murs des villes et des villages de France. Elles montraient les chars alliés sous forme d'escargots qui s'avançaient avec la lenteur de ces animaux que tu aimais tant à travers l'Italie.
On entendait davantage de grondements d'avions dans le lointain et, un jour que les explosions avaient paru proches, on apprit que les Anglais avaient bombardé le port de Nantes mais, s'étant trompés de cible, avaient détruit le plus grand magasin de la vile, faisant plus de cent cinquante victimes. La radio de Londres demandait impérieusement à tous les Français de la côte, de la frontière espagnole à la frontière belge, de quitter leur région. Un débarquement se préparait sans qu'on puisse deviner sur quel point de ces centaines de kilomètres de côtes.....
Longtemps la guerre avait été un événement lointain et voilà que, dans notre Bocage, on la sentait approcher. Les tranchées qu'on nous avait fait creuser à proximité des routes prenaient leur vrai sens. Il s'agissait pour les Allemands, en cas de débarquement allié, de se préparer des positions de repli. Y compris dans notre jardin si riant ! Ne nous faudrait-il pas fuir un jour et nous mêler à des hordes échevelées comme nous en avons vu arriver à La Rochelle au début de l'invasion ?
Notre poney et le buggy ne nous servirait à rien. J'avais donné ma petite moto au boucher de Fontenay le jour où les affiches enjoignaient à tous les possesseurs de motocyclettes de se faire inscrire à la Kommandantur. Méfiant, j'ai alors préféré me débarrasser de la mienne tout en faisant un heureux.
J'avais bien, caché sous la paille de la grange, la voiture jaune canari achetée quelques mois avant la guerre. Le moteur en était puissant, et, au temps où je m'occupaois des réfugiés belges, elle avait véhiculé jusqu'à douze personnes, y compris sur le toit et sur le capot. De Fontenay, alors que je n'avais plus droit à la cocarde officielle de la préfecture de la Rochelle, à mon laisser-passer périmé, j'avais risqué le coup et l'avais caché sous la paille destinée à notre écurie. J'avais aussi pu me procurer, par la suite, toujours contre des denrées alimentaires, un gros fût d'essence bien caché. Mais à quoi servirait une voiture qui serait vite repérée et confisquée par l'occupant ?
Le printemps devenait de plus en plus radieux et mon ami le marchand de vélos, que je voyais chaque matin dans son bistrot où, comme les autres, je dégustais ma "fillette" de vin du pays, confectionna à mon intention, sur un petit chariot en aluminium, une sorte de carrosserie confortable, au siège moelleux, comprenant même un pare-brise. Cela ressemblait, en plus petit, aux vélos-taxis que j'avais découverts à Paris et cette remorque s'accrochait solidement derrière le cadre de mon vélo.
Tu as été si emballé, tu te sentais si bien dans ce petit véhicule, que tu me suivais partout.
Un dimanche que le ciel était d'un beau bleu clair, nous avons pu voir, très haut, des avions blancs volant en formation serrée et disparaissant à l'horizon. Une première vague, puis, un peu plus tard, une deuxième, une troisième, une quatrième. Nous les comptions et il en arrivait encore qui fisait vibrer l'air comme une peau de tambour.
Les avions, nous l'von su par la suite, étaient américains, et ce qu'ils bombardaient ainsi, vague après vague, de si haut que la défense aérienne ne pouvait les atteindre, était la charmante ville de Royan, où la bourgeoisie de Bordeau avait l'habitude, quelques années plus tôt, de passer les vacances. Pourquoi Royan, qui n'était pas une base navale ou militaire ? Une erreur ?
Visait-on le port de La Palice, à plus de cent kilomètres de là ?
Tu vivais pourtant dans un cocon de calme et de joie, ai u milieu de tes petits camarades. Le dimanche, je te conduisais à l'église, non pas pour assister à la messe, mais pour, à la sortie, te réjouir à la vue d'une table couverte d'une nappe blanche sur laquelle reposaient des tartes, des gâteaux, des friandises de toutes sortes que chaque fermière de St-Mesmin tenait à coeur de confestionner de son mieux selon de vieilles recettes de famille.
Ton ami le garde champêtre, en grande tenue, battait le tambour et annonçait la mise aux enchères de ces gâteaux au profit des prisonniers de guerre. Il y en avait toujours un qui sortait de notre four de cuisine et que les mains de Boule avaient façonné. Je te laissais choisir à ton gré et tu choisissais bien entendu le plus grand. Je renchérissais. C'était un jeu dominical et joyeux, car on savait que j'irais jusqu'au bout et les gens s'amusaient à faire monter les enjeux.
Cela me rappelle que je n'ai plus un seul des manuscrits des livres écrits avant cette époque, car ces ventes de charité avaient lieu, dans chaque village, et, d'un peu partout, on me demandait d'envoyer un manuscrit. Que sont-ils devenus? Rachetés par des maquignons, des bouchers, des épiciers, ils ont sans doute servi à emballer de la viande ou autres marchandises.
Un matin, que j'étais descendu à Pouzauges, j'ai vu, d'en haut, une draisine avec un seul homme aux commandes, qui allait sans doute inspecter la voie. Un petit avion à la voix rageuse, à double queue, descendit du ciel, très bas, une mitrailleuse crépita et l'homme s'affaissa dans la draisine qui, percée de toutes parts, finit par se coucher sur le côté.
La guerre se rapprochait encore, même si la vie continuait son cours à la maison où chacun s'efforçait de ne pas montrer un front soucieux. De grandes flèches rouges apparurent, fixées aux arbres et aux poteaux télégraphiques, sur les routes, les chemins et même dans les bois. Chacun se demandait à quoi elles pouvaient servir quand de nouvelles affiches - elles venaient de loin et c'était notre ami garde champêtre qui devait les apposer - nous apprirent que ces flèches indiquaient la route que tous les hommes valides devraient suivre quand l'ordre serait donné.
Pour aller où? Les Allemands envisageaient-ils de transvase la population française dans leur pays ou bien ces foules en marche étaient-elles destinées à leur servir de bouclier ?
Un événement familial, dont je préférerais ne pas parler,
Un événement familial, dont je préférerais ne pas parler, mais qui a eu tant d'importance dans notre vie à tous par la suite, s'est produit à ce moment-là.
j'avais l'habitude de faire la sieste au premier étage du petit pavillon, près des écuries. A trois heures, Boule venait m'y éveiller en m'apportant mon café. Nous avions depuis son éntrée chez nous, vingt ans plus tôt, des rapports étroits, tant affectifs que sexuels. Rapports furtifs, il est vrai, étant donné la jalousie de ta mère, qui m'avait souvent répété que, si je la trompais, elle n'hésiterais pas à se tuer.
Or, pendant notre vie commune, je l'ai "trompée" presque chaque jour, non seulement avec Boule, mais avec des centaines de femmes. Avait-elle des soupçons ? J'aimais beaucoup Tigy. Une amitié solide nous liait comme elle nous lie encore, mas il y avait peu d'effusions entre nous.
Un après-midi mal choisi, la porte de la petite pièce où j'avais fait la sieste et où nous nous trouvions, Boule et moi, s'est soudain ouverte, et nous avons eu devant les yeux une Tigy, droite et raide dans l'entrebaillement, vêtue comme toujours de sa salopette beige. Nous n'osions pas bouger et elle articulait, peut-être péniblement, d'une voix que je ne reconnaissais pas :
- Quand tu seras rhabillé, descends me parler au jardin.
Etait-ce une femme froide, comme beaucoup de nos amis le pensaeint ? Je ne le crois pas. Elle était surtout maîtresse d'elle-même, et parvenait à ne pas laisser paraître ses émotions. Je descendis un peu plus tard, laissant derrière moi une Boule effondrée, et trouvai ta mère qui faisait les cent pas devant lécurie. Sa voix mate. Des mots prononcés d'une façon incisive, saccadée.
- Tu me feras le plaisir de flanquer tout de suite cette fille à la porte.
Ce qui me révolta, sur le moment, ce fut "cette fille" pour désigner une personne qui nous était totalement dévouée et je revis involontairement la grande maison de pierre des Rencon. Ils avaient été pauvres, eux aussi. Ils avaient travaillé durement sans devenir riches pour autant, et cet immeuble qui faisait penser à la grande bourgeoisie n'était que la façade nécessaire à leur activité.
Cette fille...
Je n'aimais déjà pas les bourgeois et ces mots me semblaient sur le moment sentir la bourgeoisie. Je répondis, durement, révolté :
- Non !
- Choisis entre elle ou moi. Si elle reste, c'est moi qui m'en vais...
Avec toi, mon Marc ? Ensigearait-elle de t'arracher à moi à un moment où on devait le plus serrer les rangs autour de toi ? Elle était rentrée dans la maison dont la porte s'était refermée et j'allai rassurer une Boule apeurée en lui affirmant que tout s'arrangerait. Tu es allée prendre place dans la cuisine, comme je te le conseillais. Nous avons dîné comme les autres jours, mais il n'y avait guère d'animation, même artificielle autour de la table. Ta mère était grave, mais apaisée, et j'étais sûr qu'elle avait parlé sous l'influnce du choc reçu et qu'elle ne se souvenait même pas des mots si durement articulés.
Je t'ai raconté une histoire, pour t'endormir... et nous nous sommes retrouvés au jardin Tigy et moi: - Ni toi ni moi ne pouvons nous séparer de notre fils.
J'ajoutai :
- Tu connais le sens des flèches rouges. Il est possible que je doive partir d'une heure à l'autre...Vous ne serez pas trop de deux femmes pour affronter les événements prévisibles... En dehors de toi, tu ne peux compter que sur Boule...
- Je sais. On peut aussi m'emmener un jour, moi aussi...
Et, pour détourner Boule de son amertume, je fis une confession générale.
- Il y en a eu tant d'autres, y compris parmi tes meilleures amies !
- Quand je pense que je ne me suis doutée de rien.
Notre ami aux bicyclettes m'avait pris à part, quelques jours plus tôt, m'avait appeis qu'il était en contact avec le maquis et que ces garçons, presque tous jeunes, manquaient de vin.
- Je suis prêt à leur en porter deux barriques. mais comment les transporter ?
- je me charge de les prévenir et trouver une camionnette.
Il m'avait conduit, au volant de la camionnette où les deux fûts étaient arrimés, dans un petit bois que je connaissais, à quelques kilomètres seulement, et où je n'avais soupçonné aucune présence humaine.
Je n'avais d'abord vu que le chef, un beau garçon brun, en chemise rouge vif. Il siffla, et quelques hommes parurent pour décharger les barriques. depuis le début de notre séjour en Vendée, je n'avais pas entendu parler de maquis, ni de groues de résistence dans la région.
- Vous êtes nombreux ?
- Assez nombreux.
- Tu peux parler, intervint mon ami.
- Une bonne centaine.
Pourtant le silence régnait dans le petit bois.
- Vous n'avez besoin de rien d'autre ?
- On a toujours besoin de quelque chose.
Du beurre, par exemple ? De volaille ?
- Tout sera bienvenu ici.
- Dans ce cas, je reviendrai...
- Non. Nous irons chez vous, quelques amis et moi. Nous savons où vous habitez.
Ils devaient venir, en effet à cinq ou six, dans une auto déglinguée, et l'homme à la chemise rouge se tint sur le perron, une mitraillette braquée sur la route, pendant que ses camarades se servaient en volaille, en beurre, en oeufs, en sucre, en je ne sais quoi encore. je ne devais pas les revoir. Tout le village était au courant et se taisait. Mais quelqu'un ne parlerait-il pas, ne fût-ce que par imprudence ? Dans ce cas, Tigy et moi aurions été emmenés Dieu sait où. Et toi ? Est-ce cela qu'elle a pensé quand nous avons conclu notre traité de paix ? c'est possible. C'est, pour moi, l'hypothèse la plus pronable.
Or nous allions courir très bientôt d'autres risques. Un jour, notre ami aux vélos, toujours, à l'aspect si innocent, mais qui en savait plus long que le reste des villageois, me demanda :
- Vous avez caché votre voiture ?
- Bien cachée sous la paille, oui.
- Vous accepteriez de la prêter ?
- A qui ?
- A des parachutistes anglais. Ils sont qu'elques-une dans la région et ont besoin d'une auto rapide pour accomplir leur mission.
Je ne m'attendais pas à les voir arrive l la nuit suivante, alors que le médecin était chez nous à jouer aux cartes. des hommes sont entrés, en uniforme de la Royal Air Force, nous ont tendu la main en se présentant tour à tour. Ils parlaient un français sans accent, ce qui n'était pa étonnant car c'étaient des français engagés dans l'armée britannique. Pour être plus à l'aise, ils avaient déposé leurs armes sur la table, des mitraillettes, des automatiques, de gros calibre, des grenades, et, quand nous nous sommes dirigés vers la grange pour en sortir la voiture, je vis que deux hommes armés montaient la garde dans la cour.
- Vous avez été parachutés il y a longtemps ?
- Quelques jours.
Ils restaient encore vague dans leur propos, ce que je comprenais, et ce n'est qu'après deux ou trois visites que j'appris que, s'ils portaient l'uniforme, c'est pour être, au cas où ils seraient pris, traités en prisonniers de guerr au lieu d'être fusillés.
- Vous connaissez bien la région ? me demanda le chef.
- Assez bien, mais le docteur la connaît mieux que moi.
- A la nuit prochaine.
Notre grosse voiture jaune les émerveillait, et aussi le fût d'essence qu'ils n'emportèrent pas. Ils disparurent et revinrent le soir suivant, toujours armés, paisibles, et mon ami et moi avons alors appris qu'ils étaient chargés de faire sauter les voies de chemin de fer, surtout aux embranchements, afin d'arrêter les allées et venues, pour nous mystérieuses, des trains allemands.
On en voyait passer beaucoup, les derniers temps. On apercevait même parfois le long cou des canons de marine. les uns venaient de l'intérieur et se dirigeaient vers la mer tandis que d'autres, remplis d'hommes en uniforme, s'en allaient en direction contraire, ce qui paraissait inexplicable. Nous nous familiarisions peu à peu les uns avec les autres. Le docteur désignait sur la carte les endroits où l'on avait le plus de chance de s'approcher des voies sans être vu.
- Ca, c'est mon rôle, nous confia en souriant le plus jeune.
Il passait en effet une soutane sur son uniforme, se coiffit d'un chapeau de curé et, lisant son bréviaire, en plein jours, s'approchait innnocemment d'un point déterminé pour y coller aux rails des pains de plastic dont il avait plein les poches et y attacher les détonateurs. Un de ses camarades nous aconfié qu'il avait été lieutenant se spahis en Afrique du Nord et que son nom de guerre cachait un nom historique.
Le second soir, ma voiture n'était plus jaune, mais verte, et on avait aménagé dans le panneau arrière, deux ouvertures camouflées pour laisser passer le canon des mitrailleuses.
On vit des trains bloqués sur la voix et on entendit parler de plasticage dans la région. Une nuit, une voiture allemande fut ataquée à à trois kilomètres de Saint-Mesmin, mitraillée, et on y retrouva trois morts, dont un colonel.
Le surlendemain, le proche village de La Chapelle, de l'autre côté de la rivière, flambait tout entier. Les Allemands y étaient arrivés en force, au petit jour, avaient fait sortir les habitants de leurs maisons, pour beaucoup de leur lit, et , sans leur permettre d'emporter quoi que ce soit, les avaient conduits, tels qu'ils étaient dans un village voisin. Après quoi, ils avaient mis le feu aux maisons et toute la nuit, le village avait brûlé tandis que les habitants de Saint-Mesmin regardaient les flammes proches.
C'était le prix d'un colonel allemand, je rencontrai peu après un des habitants du village détruit, un réfugié du Nord, d'un certain âge, qui s'était cru à l'abri dans la région et y était resté. C'était un ancien marchand de tableaux. Il m'avoua les larmes aux yeux que, parmi les cendres, se mêlaient celles de plusieurs Renoir, des tableaux de Léger, de Derain et d'autres toiles qu'il avait sauvés de l'exode.
Même dans notre potager, l'air sentait le brûlé. Tu t'en es étonné.
- Cela sent mauvais.
Je ne sais plus quelle explication nous t'avons donnée, ta mère et moi.
La route, devant chez nous, n'était plus déserte. des troupes y déferlaient, en colonnes, des convois et des voitures marquées de la croix gammée.
Un après-midi, vers 4 heures, je travaillais au fond du potager, quand Boule m'a rejoint, effrayéz. Une damme blonde accompagnée d'un officier allemand, avait demandé à me voir et Boule avait eu la présence d'esprit de leur répondre, d'un air candide, que j'étais absent.
- Quand rentrera-t-il ?
- dans une heure ou deux. Il ser ici pour dîner.. Nous dînons à 6 heures...
j'ai gané le champ qu'une haie assez haute séparait de notre jardin et ai chargé Boule de faire avertir le marchand de vélos et de lui apprendre qu'il fallait que je parte d'urgence. Pendant ce temps-là, Boule devait m'apporte le lourd havresac que ta mère m'avait préparé depuis plusieurs semaines, en prévision d'un événement de ce genre.
Le sac contenait du linge, des provisions, et même une petite boîte qui contenait des ampoules de morphine, pour le cas de blessures trop douloureuses. Tigy en avait fait deux parts, de sorte qu'il en restait à la maison. c'est notre ami médecin qui nous avait fourni ampoules et seringues, car les médecins de campagne faisaient encore la "propharmacie", faute de pharmaciens dans les environs.
Tigy vint me dire au revoir ou adieu. Nous nous sommes embrassés très fort sur les deux joues. Quant à toi, je te vis de loin, dans le jardin, avec un des fils de Victor et je te dis un au revoir silencieux. Le marchand de vélos me rejoignit sans bruit, m'emmena à travers champs vers une moto qui nous attendait dans un chemin creux et, une demi-heure plus tard, me déposait chez un fermier de ses amis.
- Vous serez plus en sûreté que dans la grange. Il faudra bien que vous couchiz sur la paille. Je vais vous apporter une ou deux couvertures et de la soupe.
Je n'y ai dormi que deux nuits et, je l'avoue, fort bien dormi. Cela me rappelait mes tours de garde d'écurie au temps de mon service militaire.
Mon ami m'apporte des nouvelles. La blonde allemande est revenue accompagnée d'un officier, comme la première fois. Elle est revenue pus tard encore, mais, obligée sans doute de rattraper le long convoi qui avait disparu, elle était enfin partie et se trouvait loin. D'après les descriptions que Boule nous en avait faites, nous pensions qu'il s'agissait sans doute de la fameuse mademoiselle Docteur, dnt les journaux ont beaucoup parlé, et qui s'est illustrée dans les services secrets allemands un peu partout, y compris en Vendée.
Comme par hasard, un habitant du village qui vivait seul à deux cents mètres de chez moi et avait une fort mauvaise réputation, a disparu le mêm jour.
- Il passe encore des groupes de soldats, des voitures d'officiers et même de civils. Vous commaissaez Maurice, le fermier ?
Celui qui me fournissait en perdrix !
- Vous savez où est sa ferme ?
- mes vaches y ont passé chacune à leur tour...
- J'oubliais qu'il avait un taureau. Votre famille n'es pas en sûreté...
- Dans ce cas, celle du toubib non plus, car c'était là quand...
- Je suis au courant. Je le préviendrai, lui aussi. Ils vont venir nous rejoindre dans un pré de Maurice presque introuvable et j'apporterai avec une carriole autant de matelas et de couvertures qu'il en faudra...
Les troupes alliées avaient débarqu" en Normandie et Paris les avaient reçues triomphalement. On se battait encore au sud de la Loire et l'amiral qui commandait les troupes de la Rochelle, affirmait qu'il tiendrait bon, selon la quantité d'alcool qu'il avait bu. A jeun, il permettait de lever le siège, mais comme il buvait presque aussitôt, les Rochelais étaient sur les dents.
Le pré, en pente légère, était entouré de haies épaisses, à la mode vendéenne ; les matelas ont été étendus côte à côte, avec les couvertures, contre une d'entre elles. Les vivres ne manquaient pas, ni la boisson. Nous étions une dizaine, avec la famille du docteur Eriau, sa femme et ses filles, à dormir côte à côte sur cet immense lit improvisé.
Nous nous sentiions tellement en sûreté que toute inquiétude avait disparu. Pendant la journée, tu jouais avec la plus jeune fille du docteur cependant que les grandes personnes se racontaient des histoires. Il y avait un gros cheval de labour dans le pré et il s'accommodait fort bien de notre présence. Tu as pu le caresser sans qu'il tressaille. Il était déjà ton ami. Une fin d'après-midi, peut-être un peu pour t'épater, j'ai sauté sur son dos, comme on me l'avait rnseigné à l'armée, sans selle, ni mors, ni étriers, et je lui ai fait faire le tour du pré, au pas, puis au trot, enfin à un lourd galop, le dirigeant des cuisses et des mollets. Le soleil se couchait lentement, très rouge et j'ai fini par m'arrêter, car le cheval était couvert de sueur. Moi aussi. J'étais trempé. Je suis allé me rafraîchir au ruisseau qui coulait au bas du pré.
Nous avons dormi comme les autres luits. Le surlendemain, notre ami aux vélos nous dit que les derniers allemands étaient passés et que le village était calme. Nous avons parcouru à pied les champs et les prés et avons retrouvé notre maison et notre jardin où tu t'es réinstallé comme tu en faisais partie, c'est-à-dire comme si tout cela faisait partie d'un nouveau jeu. Un peu plus tard, on nous apportait matelas et couvertures, nos casseroles et nos assiettes.
J'appris que les maquisards avaient attaqué les troupes qui occupaient La Rochelle et qu'un tiers d'entre eux avaient été tués. On ne savait pas où se trouvaient les rescapés.
Je souffris toute la nuit de pointes de côté et, quand le médecin est venu me voir, je lui dis :
- Je crois que j'ai une pleurésie.
J'en avais eu une à Nieul. J'étais brûlabnt. Une autre période commençait, après laquelle nous allions partir à nouveau.
Chapitre 18
Pendant toute ma vie, qu'on pourrait dire errante,je n'ai jamais supporté qu'avec impatience et même avec chagrin, les périodes de transition, qui sont aussi des périodes d'attente. A Saint-Mesmin comme ailleurs, j'avais installé notre maison, les naimaux, le potager, nos cultures et nos prés éparpillés dans la campgne, organisé la vie de notre petite tribu, comme si cela devait durer toujours.
Certes, au fond de moi-même, je savais que tout cela n'était que du provisoire et que, pour nous, Saint-Mesmin ne durerait que le temps de la guerre. Tu y es devenu un vrai garçon, costaud, curieux de tout, attentif et familier avec ce qui t'entourait et voilà qu'un jour plus ou moins prochain nous allions partir une fois de plus....
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Saint-Mesmin, c'était ça ; c'était aussi tant d'autres choses ! tout un pan de vie qui allait dis-paraître à jamais et on commençait déjà à le démonter comme au théâtre, on démonte un décor.
Je n'ai jamais assité à cette sorte de démantèlement, qui me serrait la poitrine ;
j'en avais toujours laissé égoïstement le soin à ta mère, qui y était devenue experte. D'habitude, je quittais les lieux avant le démembrement et allais seul, en avant, préparer notre nouveau "chez nous" où je recevais petit à petit nos meubles et nos objets familiers.
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